Quelques mots...

Commençons par rappeler les conceptions que les Anciens avaient du songe[1] et les différentes catégories de songes que l'on peut rencontrer dans la littérature[2]. On peut définir le rêve comme étant l'activité mentale qui survient au cours du sommeil[3]. Montangero[4] définit le rêve comme un ensemble de représentations pendant le sommeil qui donne lieu à un phénomène d'hallucination. Il s'agit en quelque sorte, dans une perspective rationaliste, d'une espèce de "chimie hallucinogène". L'Antiquité n'a pas cette définition du rêve. Le rêve y est, par nature, oraculaire ou prophétique et donc lié à l'avenir. Elle tend d'ailleurs à confondre songe et rêve. La conception du rêve la plus ancienne est celle du rêve externe, d'origine surnaturelle : la divinité ou l'ombre d'un mort, qui existe alors objectivement dans l'espace, rend visite à l'homme[5]. Dans ce cas de figure, le songe n'est pas une production du rêveur qui assiste à la vision et reçoit un message clair et compréhensible. Selon Kessels[6], ce type de rêve est le seul attesté chez Homère, ce qui s'explique sans doute par la proximité que le héros a avec la divinité. Dans l'œuvre homérique, le songe est un moyen par lequel un dieu ou un mort communique avec les hommes. C'est également par le songe que la divinité donnera ses injonctions au rêveur : comme l'écrit A.H.M. Kessels[7] "the prime function of dreams in the homeric epic is to promote the development of the story". Ce qui est en rêve est considéré comme un "phénomène objectif", comme un événement qui s'est réellement passé. Le monde des rêves est aussi réel que le monde de la veille mais les personnages qui y évoluent - ombres ou dieux - ne sont pas soumis aux mêmes règles d'espace et de temps. Chez Homère, le rêveur reçoit la visite de l'oneiros qui lui délivrera son message et qui, selon les circonstances, laissera une trace de son passage. Certains de ces rêves seront porteurs de sens, d'autres pas.

Une autre conception du songe apparaît en Grèce à la fin du Vème siècle avant Jésus-Christ : l'âme, libérée dans le sommeil de ses liens corporels, produit le songe et peut atteindre ainsi, puisqu'elle est de nature divine, la connaissance de l'avenir[8]. On trouve, de manière certaine, trace de cette nouvelle conception du rêve chez Pindare (fg. 116 B) mais c'est Xénophon qui l'explicitera (Cyropédie, 8, 7, 21) :

 

« Songez, poursuivit-il, qu'il n'y a rien dans la nature humaine qui se rapproche plus de la mort que le sommeil. Or c'est certainement dans le sommeil que l'âme révèle le mieux son caractère divin ; c'est alors qu'elle prévoit l'avenir, sans doute parce que c'est alors qu'elle est le mieux libérée du corps..."[9]

A la différence du songe externe, il n'y a plus, ici, de messager et l'image onirique n'existe que dans l'âme de celui qui rêve. Ce songe est interne, surnaturel et demande interprétation : il s'agit d'un songe allégorique tel qu'on le retrouve dans la tragédie grecque : ainsi dans les Coéphores d'Eschyle (vv. 523-550), le chœur révèle à Oreste que Clytemnestre rêve toutes les nuits, qu'elle a enfanté un serpent qu'elle allaite et que du sang se mêle à son lait. Oreste lui-même interprétera le songe et verra dans ce serpent sa propre personne et comprendra qu'il tuera sa mère. On peut, enfin, interpréter le songe comme "une pure production du rêveur". Selon J. Frère[10], c'est Aristote qui, le premier, fera du rêve un phénomène entièrement naturel. A Rome, c'est Cicéron qui soutiendra cette approche réaliste du rêve[11]. Lucrèce aura la même conception lorsqu'il exposera sa théorie épicurienne des simulacres (De rerum natura, IV, 962-1036).

L'épopée latine, dans son ensemble, utilisera les songes comme d'ailleurs tout procédé homérique. C'est la conclusion de l'étude de Wetzel sur le songe dans la poésie épique grecque et romaine[12] : "Artificium somni ab Homero creatum non solum apud epicos poetas Graecos semper magni erat momenti, sed etiam omnes Romani poetae epici persaepe somnio tot modis descripto in carminibus usi sunt".

 



[1] Nous parlerons tantôt de rêve, tantôt de songe sans marquer la moindre différence entre les deux termes. A propos de Virgile, nous parlerons plus volontiers de songe.

[2] Pour cette analyse préliminaire, nous avons lu et synthétisé les ouvrages suivants :

  • BOUQUET, J., "Le songe dans l'épopée latine d'Ennius à Claudien", Latomus, 260, 2001, 204 pp.
  • THOMAS, J., L'imaginaire de l'homme romain. Dualité et complexité, Latomus, 299, 2006, pp. 95-107

[3]BLOCH, H. et al. Le grand dictionnaire de la psychologie. Paris ,1991

[4] MONTANGERO, J., Rêve et cognition (chap. 1; 4; 5)

[5] KESSELS, A.H.M, Studies on the Dream in Greek Literature, Utrecht, 1978, pp. 26-28

[6] Op.cit., p.9-34 ; 105 et sqq.

[7]Op. cit. , p.9.

[8] On retrouve, ici, l'idée orphico-pythagoricienne du sôma-sêma, reprise et exprimée, comme le souligne Joël THOMAS, dans la Politique.

[9] Traduction de Pierre CHAMBRY, Paris, Garnier, 1932.

[10] FRERE, J., " L'aurore de la science des rêves: Aristote", Ktèma, 7, 1982, pp.27-37.

[11] Dans le De diuinatione (II, chap.67 et sq.), Cicéron donne une explication rationnelle du rêve et tient pour incompétents les gens qui interprètent les songes.

[12] WETZEL, G., Quomodo poetae epici et Graeci et Romani somnia descripserint, Berlin, 1931, p.96