L'apparition du Tibre

Le Tibre © R.M.N./R. G. Ojéda

Il s'agit là de la dernière apparition, dans un songe, de l'Enéide.
Enée, en proie aux soucis guerriers, s'est endormi au bord du fleuve. Le Tibre lui apparaît alors. Ce qui frappe d'emblée, ce sont les précisions données aux circonstances de l'apparition : il fait nuit noire (Nox erat VIII,26) et déjà tous les être vivants sont plongés dans le sommeil (terras---habebat VIII,26-27). Enée, l'esprit troublé par la guerre, s'endort lui aussi (cum Pater...quietum VIII,27-29). Etrangement, les circonstances de cette apparition rappellent celles de la mort de Didon au livre IV. Le passage du livre IV est tout en contraste : l'apaisement et le silence de la création face à la folie furieuse de Didon, son insomnie face à la fatigue, le sommeil face à un éveil, prélude d'une fin inexorable. Sans doute Virgile a-t-il voulu isoler la Furor de Didon de la quiétude universelle. Mais cette quiétude est artificielle : les être vivants sont sous l'emprise du Sopor.
Le sopor est une force qui endort. Il est très proche de Somnus, fils de l'Erèbe et de la nuit. Virgile est le seul à le diviniser en le faisant le frère de la Mort (Consanguineus Leti Sopor VI, 278 ).
On ne peut nier la référence à Homère. Mais, de cette façon, Virgile se détache clairement du sens général du terme homérique. A l'étude des contextes d'utilisation de sopor, nous pourrions suggérer qu'il est un moyen, pour la divinité, d'instrumentaliser le destin, de manière assez destructrice certes, mais dans l'optique que le mal et la souffrance sont nécessaires à l'accomplissement de la destinée de l'élu : c'est le sopor qui endort les Troyens, c'est lui aussi qui envahit Enée et ses compagnons pendant que Palinure veille. C'est enfin le sopor, également, qui, indirectement cause la mort de Didon et du pilote. Il est donc nécessaire à l'avènement progressif d'Enée. Au livre II, le sopor a envahi les Troyens. Enée est également endormi et le premier éveil d'Enée est provoqué par l'apparition d'Hector qui a pour mission de sortir Enée de cette torpeur destructrice et l'amener à accepter sa mission et à comprendre que Troie n'est plus qu'une illusion, dans laquelle Enée se plonge, accroché, comme nous l'avons dit, à son passé. Il est conscient qu'il peut s'éveiller mais au prix d'un renoncement qu'il estime surhumain. Il faudra l'apparition des Pénates pour lui permettre de franchir une étape sur sa route : elle sera vraiment le déclencheur de l'éveil d'Enée à sa propre conscience. Virgile nous le fait comprendre par les mots mêmes de son héros : nec sopor illud erat (III,175). Il n'est plus dans la torpeur illusoire, mais dans l'authenticité et il peut, désormais, prendre la route vers la terre promise. Nous pouvons très vite nous rendre compte que cet éveil d'Enée, même s'il est authentique, est fragile. C'est ainsi qu'il faut toute la vigilance de Palinure pour le sortir à nouveau d'une torpeur néfaste. On pourrait nous objecter qu'Enée jouit d'un repos bien mérité : c'est sans compter sur l'utilisation du terme sopor qui s'opposera, bien vite, comme nous le verrons, à quies. Le temps du vrai repos n'est pas encore arrivé. Enée doit rester vigilant et apparemment, il n'en est pas encore capable. Ce sommeil est mortifère, il faut donc l'éveiller. C'est un des rôles de Palinure, comme ce fut celui d'Hector et des Pénates, comme le fait également Mercure tandis qu'Enée est, une fois encore, plongé dans un sommeil trompeur (carpebat somnos). L'apparition du Tibre marque, enfin, la fin des illusions d'Enée, au sens propre du terme. Il est important de constater que le sopor a envahi toute la création mais qu'à l'inverse des autres épisodes, Enée en est exclu. Est-ce à dire qu'il ne dort pas ? Non ! Mais il est plongé dans le quies, qui, par définition, symbolise la paix et le calme et qui l'atteint alors que les autres sont depuis un certain temps déjà, plongés dans la torpeur. Virgile met clairement, ici, Enée en exergue, en le "sortant" d'un sommeil mortifère. Le Tibre non plus n'a plus le rôle d'éveiller le héros mais bien de lui faire savoir qu'il est arrivé, enfin, sur la terre promise, de lui faire comprendre qu'il a accompli le dessein du Fatum. Le quies d'Enée clôt définitivement la nuit de Troie et de Carthage pour faire naître le jour de Rome. On pourrait comprendre que le sommeil d'Enée n'est plus une léthargie des fonctions de son âme mais un espace dans lequel la vertu est active. Pour reprendre la vision d'Héraclite, Enée est à la fois dans le monde unique et commun des éveillés qui regorge d'événements si divers qu'il est difficile de les appréhender et dans le monde particulier des endormis, où l'âme, dans sa partie directrice, maîtrise, de manière absolue, les représentations. C'est donc à la lumière de la physique stoïcienne du sommeil qu'il faut comprendre l'apparition du Tibre : le message délivré est si important qu'il est donné à Enée pendant son vrai sommeil, moment privilégié pour appréhender la vérité. Ce qui explique aussi pourquoi les révélations faites par Hector, les Pénates et Mercure, se sont produites pendant son sommeil, à la différence qu'elles ont eu lieu pendant un sommeil trompeur, ce qui peut expliquer l'absence chez Enée, d'un total éveil même si les messages étaient vrais.
Dans ce contexte, l'élément aquatique nous paraît essentiel. Rappelons-nous qu'à la mort de Didon, la torpeur avait saisi non seulement les êtres vivants mais également les forêts et les eaux (siluae et saeua quierant aequora). Or, ici, l'eau est l'élément primordial, qui apporte l'éveil salvateur.

Icône de l'outil pédagogique Le texte - VIII,31-67
Huic deus ipse loci fluuio Tiberinus amoeno
populeas inter senior se attollere frondes
uisus; eum tenuis glauco uelabat amictu
carbasus, et crinis umbrosa tegebat harundo,

tum sic adfari et curas his demere dictis:
'O sate gente deum, Troianam ex hostibus urbem
qui reuehis nobis aeternaque Pergama seruas,
exspectate solo Laurenti aruisque Latinis,
hic tibi certa domus, certi, ne absiste, penates;

neu belli terrere minis: tumor omnis et irae
concessere deum.
Iamque tibi, ne uana putes haec fingere somnum,
litoreis ingens inuenta sub ilicibus sus,
triginta capitum fetus enixa, iacebit,

alba, solo recubans, albi circum ubera nati.
Hic locus urbis erit, requies ea certa laborum
ex quo ter denis urbem redeuntibus annis
Ascanius clari condet cognominis Albam.
Haud incerta cano. Nunc qua ratione quod instat

expedias uictor, paucis aduerte docebo.
Arcades his oris, genus a Pallante profectum,
qui regem Euandrum comites, qui signa secuti,
delegere locum et posuere in montibus urbem
Pallantis proaui de nomine Pallanteum.

Hi bellum adsidue ducunt cum gente Latina;
hos castris adhibe socios et foedera iunge.
Ipse ego te ripis et recto flumine ducam,
aduersum remis superes subuectus ut amnem.
Surge age, nate dea, primisque cadentibus astris

Iunoni fer rite preces iramque minasque
supplicibus supera uotis. Mihi uictor honorem
persolues. Ego sum pleno quem flumine cernis
stringentem ripas et pinguia culta secantem,
caeruleus Thybris, caelo gratissimus amnis.

Hic mihi magna domus, celsis caput urbibus, exit.'
Dixit, deinde lacu fluuius se condidit alto,
ima petens; nox Aenean somnusque reliquit.


Icône de l'outil pédagogique Exploitations possibles
  • Evandre et l'Arcadie / Pallas et Pallantée
  • Le prodige : sa définition, sa portée
    • Le prodige d'Aceste : V,519-531
    • La truie : VIII, 42-48
    • Les abeilles et la flamme : VIII,59-84
  • Acquisition du lexique autour de :
    • sopor
    • urbs
    • rex
    • caeruleus, glaucus